Il y a quarante ans, Françoise Dolto révolutionnait notre vision du nouveau-né : non, il n’est pas qu’un tube digestif, oui, le bébé a besoin que nous lui parlions, que nous le câlinions, que nous le regardions. Même sans langage, le bébé est un être communicant. Depuis quelques années, la connaissance du bébé s’est enrichie de nouvelles méthodes, et c’est du côté des neurosciences que les avancées ont été les plus grandes. Nawal Abboub, neuroscientifique, nous parle de ses recherches et plus particulièrement de celles faites autour du langage. Mais le sujet est vaste et notre grande exploration du cerveau de bébé ne fait que commencer !


Que nous enseignent les neurosciences sur l’apprentissage du langage ?

Nawal Abboub : Les neurosciences nous montrent que, dès la naissance, le cerveau du bébé est très sophistiqué et que son architecture globale est déjà bien mise en place. En effet, quand un nourrisson entend des paroles, on s’aperçoit que les réseaux du langage qui s’activent  automatiquement dans son cerveau sont les mêmes que chez l’adulte. Ces réseaux se localisent plutôt dans la partie gauche du cerveau. Ces zones (qu’on appelle « aires du langage ») sont composées de neurones spécialisés dans le traitement du langage, et elles sont déjà prêtes à fonctionner. Toutefois, chez le tout-petit, les connexions entre les neurones ne sont pas encore toutes bien établies. Au fur et à mesure du temps et des expériences, elles vont se renforcer pour permettre à l’information de circuler de plus en plus vite et à l’apprentissage d’être de plus en plus efficace.

De quoi les bébés ont-ils besoin pour apprendre à parler ?

N. A. : Avant tout, ils ont besoin d’entendre des paroles et d’être dans un environnement sonore riche, même avant la naissance ! Des recherches ont montré que, dès le dernier trimestre de grossesse, les bébés entendent plein de choses, dont la voix de la maman, et ils commencent déjà à apprendre ses particularités, notamment musicales.  Ceci dit, entendre des paroles ne suffit pas : il faut également des interactions sociales riches  pour engager l’enfant dans l’apprentissage de la langue et stimuler son cerveau. Il faut donc lui parler en captant son regard, en l’interrogeant, en le surprenant, en attirant son attention sur des objets, etc. tout en l’encourageant et en soulignant ses progrès. Par ailleurs, plus les jeux, les comptines, les livres proposés à l’enfant sont variés et utilisés dans des contextes différents (bain, cuisine…), plus cela va participer à un apprentissage de qualité !

L’environnement de l’enfant est-il donc si déterminant ?

N. A. : Oui, il est essentiel ! Le cerveau du bébé a toutes les structures nécessaires pour soutenir des apprentissages aussi complexes que le langage et pour lui permettre de parler. Mais si l’environnement du tout-petit n’est pas très riche en vocabulaire, en nombre de discussions ou d’histoires, en interactions sociales, alors cela va se ressentir sur ses compétences langagières plus tard. En effet, des recherches ont montré que nous construisons les bases de nos apprentissages pendant ce qu’on appelle des « périodes sensibles ». La petite enfance est la période la plus propice pour apprendre à parler, et si nous n’apportons pas au bébé ce qu’il faut à ce moment-là, il pourra y avoir des effets négatifs sur le long terme. Au contraire, si son environnement est riche et stimulant, il pourra progresser rapidement et même compenser d’éventuels décalages en matière de maîtrise de langage.


Les avantages du bilinguisme

Pour les parents qui parlent plusieurs langues à la maison, pas d’inquiétude ! Cela ne peut avoir que des conséquences positives sur leur tout-petit. « Le cerveau d’un bébé est tout à fait capable d’apprendre plusieurs langues en même temps, explique Nawal Abboub. Ce sera même plus facile pour lui que pour un adulte, car les réseaux du langage de son cerveau ne se sont pas encore spécialisés dans une langue. Cela ne causera aucun retard de langage au bébé, au contraire : son cerveau va développer des stratégies d’apprentissage plus efficaces. Des recherches ont montré que les bébés bilingues avaient une meilleure flexibilité mentale (c’est-à-dire qu’ils s’adaptent plus rapidement à de nouvelles situations). Les chercheurs ont constaté également que les bébés bilingues avaient des capacités de mémorisation très importantes ou, encore très récemment, de très bonnes capacités à comprendre les intentions des autres. »


Qu’est-ce que le programme « Parler bambin » ?

N. A. : C’est un programme d’égalité des chances, qui vise à fournir cet environnement stimulant à des enfants qui en ont besoin. Il a d’abord été mis en place dans certaines crèches de Grenoble, puis a été étendu à une centaine de crèches sur l’ensemble du territoire français. L’idée est de former le personnel de ces établissements aux enjeux de la stimulation du langage chez les bébés, en les accompagnant à mettre en place des méthodes efficaces pour favoriser l’apprentissage du langage chez les tout-petits. Leur attention est particulièrement attirée sur les enfants qui parlent peu et qui ont besoin d’un temps individuel avec l’adulte pour apprendre à leur rythme, parce que tous les bébés ne sont pas pareils, un peu comme nous ! L’objectif est de pallier les difficultés de langage dès le plus jeune âge, pour éviter que l’écart de niveau ne se creuse ensuite, notamment à l’école.

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Quels en sont les résultats ?

N. A. : Pour l’instant, « Parler bambin » reste en phase d’expérimentation, jusqu’en juin prochain. Mais d’autres programmes de ce type ont déjà fait leurs preuves. Par exemple, aux États-Unis, dans les années 1970, dans un contexte de forte précarisation, certaines crèches ont proposé des programmes axés sur le langage, avec des éducateurs qui parlaient beaucoup avec les enfants et qui leur proposaient des imagiers, des livres, des activités… Avec quasiment 50 ans de recul, on s’est aperçu que les enfants de ces crèches avaient statistiquement fait plus d’études que les autres, qu’une fois adultes, ils avaient obtenu un meilleur salaire, qu’ils étaient moins concernés par les problèmes de santé, ou encore d’incarcération. De plus, une récente recherche a montré que cela avait même un impact sur leurs compétences sociales. Cela montre à quel point un environnement favorisant l’échange et le langage dans la petite enfance donne des atouts pour tout le reste de la vie !


Nawal Abboub est docteur en neurosciences cognitives à l’université Sorbonne Paris Cité, spécialiste du langage chez les tout-petits. Elle a cofondé la start-up Rising Up (qui développe des solutions innovantes issues des sciences cognitives pour accompagner la transformation des entreprises), ainsi que l’association 1001 mots (qui propose des ateliers inspirés du programme « Parler bambin » pour encourager les parents à interagir avec leur bébé, pour favoriser le développement de son cerveau et son apprentissage du langage).


Dossier réalisé par Élise Rengot

Illustration : © Clothilde Delacroix