En France, 74 % des enfants de moins de 2 ans ont déjà une présence numérique : échographie en guise de photo de profil sur Facebook, vidéos sur YouTube, anecdote sur le blog familial… Sans même le savoir, nos enfants sont sur la toile.
Pourquoi ? Pour qui ? Pour combien de temps ? Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes et auteur de Qu’est-ce que l’identité numérique ? répond à nos questions.
Qu’est-ce que l’identité numérique ?
Olivier Ertzscheid : C’est la somme de ce que nous mettons consciemment en ligne nous concernant, de ce que d’autres personnes disent de nous sur la toile (en taguant des photos, par exemple) et de toutes les données collectées à notre insu, notamment par les moteurs de recherche. Les enfants de moins de 3 ans ne sont évidemment pas à l’origine de leur identité numérique. Ce sont leurs parents qui la construisent. Certaines familles créent une adresse e-mail pour leur enfant, parfois alors que celui-ci n’est même pas encore né… D’autres lui ouvrent une page Facebook pour y regrouper les photos et vidéos le concernant. Et puis il y a les magasins en ligne qui demandent le nom et la date de naissance de(s) enfant(s) pour fêter les anniversaires, par exemple. Pour les plus grands, disons en fin de maternelle, certaines écoles encouragent l’utilisation d’une adresse e-mail pour les familiariser avec les nouveaux codes. Ces pratiques sont bien sûr encadrées et les enfants utilisent alors l’adresse e-mail de leurs parents ou s’en font créer une qui leur est propre.
Il s’agit d’informations disparates. Comment s’additionnent-elles ?
O. E. : Même si vous mettez une photo de votre enfant en ligne sans donner son nom, les algorithmes sont aujourd’hui capables de retrouver son identité. Ils procèdent par recoupement. La photo a été postée sur le profil de madame X, la maman. Le statut de Madame X mentionne qu’elle est en couple avec Monsieur Y. Alors, on conclut que cette photo est celle du fils de Madame X et monsieur Y et qu’il s’appelle… C’est le travail des ingénieurs de Facebook, des autres réseaux ou des moteurs de recherche que de rendre ces recoupements possibles. Ils opèrent à partir des informations que l’on met en ligne et de toutes nos données de navigation. C’est ainsi que Google, par exemple, n’est pas qu’un simple moteur de recherche. Il est à la tête de tout un écosystème de sites que l’on peut croire « indépendants ». C’est le cas de YouTube ou de la plate-forme Blogger. Les informations y sont donc collectées de manière centralisée.
Dans quel but ?
O. E. : Il est double. D’abord, il s’agit d’alimenter le modèle économique de ces sites. Ils ne sont gratuits que parce qu’ils peuvent vendre aux annonceurs des catégories de profils qui maximiseront leurs chances d’écouler leurs produits. Ensuite, parce que ces informations permettent aux sites d’afficher la publicité la plus personnalisée possible : des produits de puériculture pour un parent qui parle des gazouillis de son nouveau-né, par exemple.
Qu’en est-il des paramètres de confidentialité ?
O. E. : Le problème est qu’il est très compliqué de les régler correctement. Sur Facebook, par exemple, il faut paramétrer les statuts que l’on poste, les photos que l’on partage, les anciennes publications, etc. Si l’on ne fait pas les bons réglages, certains éléments restent publics. Et puis, un des grands jeux de Facebook est de remettre les compteurs à zéro tous les six mois environ. Sous prétexte de l’annonce d’une modification d’algorithme ou d’une nouvelle fonctionnalité, Facebook remet en exposition maximale tous les paramètres de confidentialité. Il faut donc penser à les contrôler régulièrement. Les photos de votre bébé sont peut-être restées dans le groupe familial ses six premiers mois et ne le sont plus depuis.
Quel risque y a-t-il à ce que son enfant ait une identité numérique ?
O. E. : Pour les tout-petits, il n’y a pas vraiment de risque dès lors que l’on est dans une pratique normale et raisonnée. Poster quelques photos ou vidéos de ses premiers pas ou de ses premiers repas sur Facebook ou YouTube ne devrait pas lui porter préjudice. La seule dérive serait que quelqu’un récupère ces photos pour une autre utilisation. Pour les plus grands, ceux qui sont en âge de surfer sur Internet et de communiquer par eux-mêmes, les risques sont plus importants. C’est pourquoi éduquer son enfant très tôt à la différence entre vie publique et vie privée est primordial. Il n’y a pas de vie privée sur Internet.
Que deviennent ces informations ?
O. E. : Elles restent stockées très longtemps sur les serveurs des sociétés qui hébergent les services (Facebook, Google, etc.). Une des bonnes nouvelles c’est qu’aujourd’hui, nous avons la possibilité de récupérer les données collectées par Facebook. C’est-à-dire que nous pouvons télécharger une copie de toutes les photos que nous avons postées, l’historique de la totalité des statuts que nous avons publiés, notre liste d’amis… Mais attention : récupérer ces données ne veut pas dire qu’elles sont effacées du serveur de Facebook.
Donc, le droit à l’oubli n’existe pas aujourd’hui ? On parle d’une « loi gomme » prévue aux États-Unis…
O. E. : Aux États-Unis, la question du droit à l’oubli est traitée différemment en fonction des États. Certains États obligent Facebook à effacer un certain nombre de données pour un certain nombre de résidents, par exemple les données d’un utilisateur décédé. Mais il est très compliqué de légiférer sur la question parce qu’une loi ne s’applique toujours qu’avec un principe de territorialité. Pour les multinationales dont il est question, la loi qui s’applique ne peut être que celle du pays ou de l’État où leur siège social est installé. Donc, même s’il y avait une loi française, Facebook, entreprise américaine, ne serait pas tenu de l’appliquer. C’est pour cela que l’on essaie de jouer sur un autre niveau qui n’est plus l’endroit où est installée la société mais l’endroit où ses données sont conservées. L’idée serait que les données des utilisateurs français de Facebook soient stockées en France, elles seraient ainsi régies par les lois françaises.
L’identité numérique des jeunes enfants est-elle vouée à devenir de plus en plus nourrie ?
O. E. : Même si ce n’est pas autorisé, il y a déjà un petit nombre d’enfants de 5-6 ans qui disposent de leur propre page Facebook. C’est un phénomène qui va se développer puisque Facebook et Google devraient annoncer prochainement l’ouverture d’un réseau social dédié aux moins de 13 ans, avec un site spécifique pour les tout-petits. On sait que Facebook travaille actuellement avec Disney.
Propos recueillis par Camille Laurans
Pour allez plus loin :
Le blog d’Olivier Ertzscheid : www.affordance.info
La rédaction