Éduquer ses enfants sans punition, transformer les corvées en jeux et les interdits en règles positives : les principes de la parentalité positive sont à la mode mais font débat chez les psys. Pour ou contre ? Quelle méthode choisir pour apprendre aux enfants à mieux tolérer la frustration ? Toupie vous propose deux interviews pour vous aider à trancher !
Isabelle Filliozat est psychothérapeute, spécialiste de la parentalité positive, et auteur de J’ai tout essayé ! (JC Lattès). |
À votre avis, pourquoi certains enfants supportent-ils moins la frustration que d’autres ?
Isabelle Filliozat : Cela dépend de facteurs variés. Si un enfant mange trop de sucre, par exemple, son taux de glycémie varie et lui fait alterner les phases où il ne tient pas en place et celles où il est très ronchon. Les colorants alimentaires jouent également un rôle, dans la mesure où ils favorisent l’hyperactivité de l’enfant. Le manque de mouvement et les heures passées devant les écrans suscitent, eux aussi, du stress et renforcent l’intolérance aux frustrations. Enfin, l’amour des parents, leur attention et leur disponibilité sont d’autres facteurs, probablement les plus importants. On ne fait pas un câlin à un enfant s’il a été mignon. C’est si on lui fait des câlins que l’enfant devient mignon !
Selon certains psys, les parents doivent frustrer un peu leurs enfants pour qu’ils ne deviennent pas des « enfants rois ». Qu’en pensez-vous ?
Isabelle Filliozat : Certains considèrent effectivement qu’il est nécessaire de poser des limites aux enfants, pour réprimer leurs pulsions et leur permettre de devenir des adultes responsables. Je ne suis pas dans ce paradigme ! Je préfère la théorie de l’attachement. Je pense en effet que l’enfant n’a pas de pulsions mais des besoins auxquels ses parents doivent répondre pour susciter chez lui un sentiment de sécurité. C’est ce qui lui permet de bien se développer et de savoir réguler ses émotions. Le « test du marshmallow » (de Walter Mischel) va dans ce sens. On place un marshmallow face à l’enfant, en disant : « Je vais quitter la pièce. Tu peux manger le bonbon mais, dans ce cas, tu n’en auras qu’un seul. Si, quand je reviens, tu ne l’as pas mangé, tu pourras en avoir deux.» Tous les enfants testés déclarent qu’ils préfèrent avoir deux marshmallows. Mais, en dessous de 3 ans, aucun ne tient plus de quelques secondes avant de manger celui qu’ils ont en face d’eux. Après 3 ans, seuls 30 % des enfants attendent le retour du testeur. On s’est rendu compte que ceux qui savent patienter malgré la tentation sont les enfants qui ont un bon attachement avec leurs parents.
Comment expliquez-vous cet effet de l’attachement ?
Isabelle Filliozat : Quand on donne de l’amour à un enfant, on diminue naturellement son taux de cortisol dans le sang et on favorise la libération d’ocytocine : cela l’aide physiquement à calmer son stress. De plus, la maman ou le papa qui répond aux besoins de son enfant, qui joue avec lui, qui lui sourit, l’aide à construire un réseau de neurones utiles dans la régulation des émotions. Cela construit littéralement le cerveau de l’enfant et lui donne des bases pour savoir réagir sainement dans toutes sortes de situations.
Une bonne relation d’attachement suffit-elle pour que l’enfant sache gérer sa frustration ?
Isabelle Filliozat : Non. Avant 6 ans, l’enfant n’est pas capable de le faire si on ne lui enseigne pas des petites méthodes pour y arriver. Par exemple, au lieu de lui dire : « Ne monte pas sur la balançoire car c’est le tour de ton frère », on peut lui dire : « Pour patienter, tu peux courir autour de la balançoire, compter dans ta tête ou bien jouer à autre chose avec moi.» Pour en revenir au « test du marshmallow », on a constaté qu’en expliquant aux enfants quelle stratégie adopter pour être capable de ne pas manger tout de suite le bonbon, on peut leur faire réussir le test, même avant 3 ans. On leur a dit de s’imaginer qu’il s’agit d’une boule de coton et ils sont parvenus à attendre 18 minutes !
Comment faire respecter aux enfants les interdits et les obligations malgré la frustration que cela cause ?
Isabelle Filliozat : Je propose de transformer les interdits en règles positives. Quand on dit « ne cours pas ! », par exemple, un enfant de moins de 7 ans entend « cours ! » et ne peut pas respecter l’interdit. Il est plus efficace de lui dire : « Sur le trottoir, on marche. » Pour les petites corvées, on peut les transformer en jeux pour inciter les enfants à les faire. Quoi qu’il arrive, notre job de parents n’est pas de punir ni de menacer ! De toute façon, cela n’aurait pas l’effet escompté car, avant 7 ans, l’enfant ne sait pas encore s’empêcher de faire quelque chose quand il est dans l’action. Menacer un enfant de le punir s’il ne respecte pas les règles déclenche chez lui du stress et augmente finalement le risque qu’il y ait une crise. Il ne s’agit pas d’éviter à tout prix les conflits (au contraire, ils sont essentiels dans l’éducation des enfants puisqu’ils font émerger leur personnalité et leur montrent qu’ils ne sont pas seuls au monde), mais de les résoudre sans violence : on ne rentre pas dans un jeu de pouvoir avec son enfant mais on dit calmement que l’on n’est pas d’accord et on discute avec lui.
Le supermarché, plein de tentations pour les enfants, est souvent le lieu de crises. Avez-vous des astuces pour les éviter ?
Isabelle Filliozat : Oui ! C’est une situation classique : un enfant désigne une peluche dans un magasin et dit : « Je la veux ». Sa maman comprend qu’il désire qu’elle lui achète la peluche, répond « non », et c’est la crise. En fait, cela repose sur un malentendu. Vers 3 ans, un enfant n’a pas encore la capacité ni le vocabulaire pour exprimer toutes ses pensées, et c’est pourquoi il dit souvent : « Je veux ». En réalité, il peut vouloir dire : « regarde, Maman, cette peluche est jolie » ou « regarde, Maman, cette peluche ressemble à la mienne. » Il veut simplement en discuter avec elle ! Pourquoi ? Parce qu’un supermarché est un endroit où il y a beaucoup trop de stimulations pour un enfant. Cela sature son cerveau. L’enfant recherche alors ce qu’il connaît pour se rassurer et il va focaliser son attention sur un nounours, des bonbons, un jouet… La crise vient souvent de la frustration de ne pas avoir parlé de l’objet en question avec les parents. La plupart du temps, si on répond : « Oh, tu as raison, il est rigolo, cet ours, il est joli, il est doux. Et le tien à la maison, il est comment ? », tout se passe bien.
Didier Pleux est docteur en psychologie du développement et auteur de Les 10 Commandements du bon sens éducatif (Odile Jacob). Il propose une méthode différente pour apprendre aux enfants à gérer leur frustration. Voici donc un autre avis, pour ouvrir le débat ! |
Que pensez-vous de la parentalité positive ?
Didier Pleux : Discuter avec son enfant et entendre ses désirs, c’est une bonne chose ! Mais s’il n’y a qu’une conception positive de l’éducation, on ne parle jamais de choses vraiment contraignantes ou déplaisantes… Or, à mon avis, cela doit aussi faire partie de l’éducation. Je pense qu’il ne faut pas toujours éviter les interdits, ni rendre facile tout ce qui est difficile. Je ne dis pas qu’il faut retourner à l’autoritarisme mais il me semble que, de temps en temps, on peut dire juste « non » à un enfant, sans plaidoirie.
À votre avis, pourquoi certains enfants supportent-ils moins les frustrations que d’autres ?
Didier Pleux : Au départ, c’est une question de tempérament. Tous les enfants piquent des colères de temps en temps quand la réalité ne répond pas à leurs attentes, mais certains plus facilement que d’autres. Le comportement des parents peut avoir une influence. Par exemple, s’ils répondent immédiatement aux demandes de leur enfant, ils renforcent sans le savoir son comportement d’exigence et son intolérance aux frustrations. S’ils le survalorisent, il aura tendance à se mettre en colère lorsqu’il ne sera pas mis en avant. S’ils le stimulent trop en lui proposant sans cesse des activités, il se fâchera sûrement lorsqu’il n’y aura aucun adulte pour jouer avec lui.
Pensez-vous que les parents doivent parfois frustrer un peu leurs enfants, pour éviter qu’ils deviennent des « enfants rois » ?
Didier Pleux : Oui. Pour se construire, un enfant a besoin à la fois d’amour et de frustration, et les parents doivent trouver le bon équilibre entre les deux. Ils doivent bien sûr être dans l’écoute et l’affection : cet amour crée une relation d’attachement, mais cela ne suffit pas pour le bon développement de l’enfant. Même très sécurisé affectivement, il a aussi besoin d’apprendre à gérer ses frustrations. Et pour cela, je pense que les parents doivent parfois se montrer un peu conflictuels et décider de temps en temps à la place de l’enfant, quitte à ce qu’il se mette en colère ! Il s’agit de le confronter à une réalité un peu frustrante, afin qu’il intègre le fait que l’autre existe. Sinon, il ne comprendra pas pourquoi sa « toute-puissance » s’arrête lors de son arrivée à la crèche ou en maternelle. Il aura probablement plus de mal à accepter les contraintes de l’école et à se socialiser.
Comment apprendre à un enfant à mieux tolérer les frustrations ?
Didier Pleux : En faisant preuve d’autorité en amont. Les parents peuvent établir un petit code familial pour que l’enfant sache quelles sont les règles et ce qui va lui arriver comme punition s’il désobéit : il peut être privé de ce qu’il aime (dessin animé, dessert, temps de jeux…) ou bien isolé quelques minutes dans sa chambre, par exemple. Il s’agit de lui faire comprendre qu’il doit accepter les contraintes, le rien et l’ennui… Les enfants les moins tolérants à la frustration sont souvent ceux dont les parents n’ont pas exercé cette autorité en amont.
À partir de quel âge peut-on commencer cet apprentissage ?
Dès les premiers mois ! On peut commencer en donnant à son bébé un rythme régulier de sommeil et d’alimentation, et en ne répondant pas toujours immédiatement à ses demandes de câlins et de jeux. Cet apprentissage ne risque pas de nuire au sentiment de sécurité de l’enfant, tant qu’il est fait avec amour.