Illustration Toupie Frédéric StehrFaut-il que nos enfants sachent lire avant le CP ? Depuis une trentaine d’années, ce débat surgit régulièrement dans les médias et inquiète les parents d’élèves de maternelle… Toupie a mené l’enquête, en interviewant deux spécialistes : l’une est « pour », l’autre est « contre » la lecture avant 6 ans. Résultat ? Inutile de passer des nuits blanches ! Car nos deux interlocutrices sont d’accord sur un point : l’important est de « nourrir » les enfants les plus curieux de lecture, de motiver ceux qui sont le moins attirés… en douceur, en respectant le rythme de chacun. Et surtout, sans pression !

 

Françoise Boulanger est spécialiste du processus d’acquisition du langage écrit. Elle est l’auteur de Entrer dans l’écrit en maternelle et de Lire à 3 ans c’est tout naturel (éditions Nathan). Elle a aussi créé l’application Le bonheur de lire (Edoki Academy).

 

Vous êtes « pour » la lecture avant 6 ans. Pourquoi ?

Françoise Boulanger : Entre 2 et 6 ans, l’enfant reconnaît des mots avec une facilité étonnante, s’ils font partie de son univers. Dès qu’il a compris que tout peut s’écrire, il devient insatiable ! Il vous fera remarquer, par exemple en pointant son doigt sur une bouteille d’eau, que Volvic ressemble à son prénom, Victor. Ce serait dommage de ne pas répondre à cette curiosité et à cette créativité naturelles ! Et cela en respectant le rythme de l’enfant et son envie de découvrir les lettres et les sons. D’autant plus que c’est au moment où il est le plus motivé qu’il apprendra le plus facilement.

 

En quoi apprendre à lire avant 6 ans est-il intéressant pour l’enfant ?

F.B. : Cela fait de l’apprentissage de la lecture une aventure passionnante, menée pour le plaisir et avec tout le temps devant soi. Découvrir l’écrit avant 6 ans permet aussi d’être plus détendu à l’entrée au CP. L’enfant a plus de temps à consacrer à l’apprentissage de l’écriture ou du calcul. De plus, on remarque que ceux qui ont commencé à lire très jeunes ont une lecture plus rapide et une meilleure compréhension des textes que les autres. Ils ont aussi en général une excellente orthographe, fruit d’une mémoire visuelle exercée. Ils aiment lire et leur vocabulaire s’enrichit donc très vite. La scolarité de l’enfant débute ainsi par la réussite, ce qui est indispensable à son équilibre et sa motivation. Cela le « vaccine » contre l’échec scolaire !

 

Quel est le rôle des parents dans cet apprentissage ?

F.B. : C’est tout simplement d’intéresser l’enfant à l’écrit et de lui lire des histoires. Cela représente la moitié de l’apprentissage ! En effet, si l’enfant n’a pas suffisamment de vocabulaire, n’a pas eu de contact avec la syntaxe ou n’a pas assez de connaissances, il restera un simple déchiffreur au lieu d’un lecteur comprenant ce qu’il lit. Dans tous les cas, c’est l’enfant qui guide l’adulte dans son envie d’apprendre et non l’inverse. Lire avant 6 ans ne doit pas être un objectif imposé par les parents, car le tout jeune enfant n’est pas prêt à être placé dans le carcan d’une méthode qui lui imposerait une progression déterminée.

 

Tous les enfants sont-ils capables d’apprendre à lire avant 6 ans ?

F.B. : Bien sûr, si c’est fait comme je le propose dans mes livres (c’est-à-dire en se basant sur le jeu, l’observation et le dialogue), et non selon une méthode scolaire. Il suffit de capter leur intérêt au départ avec quelques mots de leur univers affectif personnel. Pour la plupart des enfants, c’est même plus facile avant 6 ans parce qu’on leur permet d’apprendre avec les stratégies qu’ils utilisent depuis leur naissance pour apprendre à parler et comprendre le monde qui les entoure, l’apprentissage se déroulant sur une plus longue période. Il ne faut toutefois pas oublier que les enfants sont tous très différents : certains s’intéressent aux mots dès 2 ans, d’autres vers 3 ou 4 ans. Il faut s’adapter à leur rythme.

 

Ne risque-t-on pas de dégoûter l’enfant de la lecture en s’y prenant trop tôt ?

F.B. : Si on le force, oui ! Mais on ne peut pas dégoûter un enfant de la lecture s’il y a accès de manière naturelle, suivant son envie. Au contraire, s’il demande expressément à apprendre à lire, ne pas le satisfaire en lui disant qu’il apprendra au CP peut le dégoûter car il va s’imaginer qu’il saura lire dès les premiers jours de CP. Très déçu, il risque de perdre son enthousiasme.

 

 

Jocelyne Guégano est conseillère pédagogique, mission départementale maternelle, en Haute-Garonne.

 

Vous êtes « contre » la lecture avant 6 ans. Pourquoi ?

Jocelyne Guégano : Parce que l’on confond trop souvent performance et compétence ! À l’école maternelle, il n’y a pas de norme imposée concernant le niveau des compétences à atteindre en lecture avant 6 ans. Lire est un apprentissage complexe. Il s’agit de décoder des mots, comprendre le sens des phrases telles qu’elles sont écrites et en comprendre les inférences (par exemple dans la phrase « il ouvrit son parapluie », je dois comprendre qu’il pleut). Imposer trop tôt une performance et descendre l’âge de la systématisation de l’apprentissage du code avant 6 ans pour tous les enfants, c’est s’exposer à une école plus élitiste et plus inégalitaire, et prendre le risque de créer de l’échec scolaire. En revanche, dès la maternelle, il faut développer les compétences nécessaires à la compréhension de textes lus. Nous travaillons pour que tous les enfants aient compris le système alphabétique de notre langue avant de commencer l’apprentissage systématique du code. C’est la condition pour que chaque enfant s’engage avec succès dans un apprentissage explicite de la lecture à partir du CP. Certains enfants, particulièrement envieux de comprendre le système alphabétique, sauront déchiffrer et lire avant 6 ans. Les enseignants ne limitent pas plus les apprentissages des enfants qu’ils ne leur fixent d’objectifs de performances.

 

Quelles sont ces compétences travaillées à l’école maternelle ?

J.G. : Nous travaillons la compréhension du principe alphabétique, c’est-à-dire la découverte du lien entre l’oral et l’écrit. Il s’agit d’amener tous les enfants à comprendre qu’il y a un rapport non-aléatoire entre ce qu’ils entendent et les lettres écrites. L’enseignant leur propose d’essayer d’encoder un mot ou une très courte phrase à partir de mots et de sons connus pour certaines lettres. Ils apprennent également en manipulant, à l’oral, des syllabes et des phonèmes. Chez les plus petits, les enfants découvrent que l’on n’écrit pas comme on parle : on peut dire « moi, mon chat, les croquettes, il les mange pas » mais on écrira « mon chat ne mange pas de croquettes ». Lire, c’est également comprendre le texte et ce qui est sous-entendu. Les recherches actuelles montrent qu’un certain nombre d’enfants qui ont pourtant bien appris le décodage se retrouvent en grande difficulté pour comprendre un récit lu. Ces compétences de compréhension, indispensables pour la lecture au cycle 3, sont à développer à l’école maternelle.

 

Comment l’âge de 6 ans a-t-il été fixé ?

J.G. : Depuis les années 1990, tous les chercheurs spécialistes de la lecture sont d’accord sur les modalités d’apprentissage de la lecture : apprendre à décoder et à comprendre. Pour le décodage, on a besoin que la conscience phonologique des enfants soit en place (c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir repérer, traiter et analyser les sons de la langue française). C’est le cas chez à peu près tous les enfants de 6 ans. Certains en sont capables avant, mais pas tous ! Et le but de l’Éducation Nationale est d’emmener l’ensemble des enfants à la lecture, et pas seulement quelques-uns !

 

Quels sont les risques à enseigner trop tôt la lecture à un enfant ?

J.G. : C’est un problème de temporalité. La langue française fait partie des langues dites « opaques » comme l’anglais, a contrario de langues dites « transparentes » comme l’espagnol. Les enfants mettent plus de temps en français pour entrer dans le décodage (pratiquement une année). Il faut donc une école bienveillante qui favorise l’entrée dans le déchiffrement par des activités orales et écrites, mais qui n’exige sa maîtrise que dans le cours du cycle 2, qui se termine désormais en CE2. Enseigner la lecture à un enfant qui n’a pas eu le temps de développer sa conscience phonologique c’est courir le risque qu’il se décourage et qu’il se désintéresse de tout cet univers de l’écrit.

 

Et si un enfant de maternelle a envie d’apprendre à lire ?

J.G. : Si c’est le projet personnel de l’enfant, je conseille de laisser faire et de répondre à ses interrogations ! Il n’y a pas de crainte à avoir : les enseignants de CP ont chaque année, dans leur classe, des enfants lecteurs et ils ont l’habitude d’adapter leurs enseignements à ce groupe dont les compétences en décodage sont plus avancées. Il y a peu de chances qu’un enfant lecteur s’ennuie dans sa classe : il sera tout à fait disponible pour d’autres investigations en sciences, en arts visuels, en musique, mais aussi pour tisser de belles relations avec ses copains.

 

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