Chaque mois, une partie de l’équipe de Picoti se rend à la crèche pour « tester » les magazines auprès des bébés. Avec eux, nous chantons, nous jouons, nous racontons… sans nous soucier qu’ils soient filles ou garçons. Et pourtant, en écoutant les propos de la sociologue Sophie Collard, je me rends compte que, oui, j’ai pu agir et parler différemment aux petites filles et aux petits garçons présents. Peut-être étais-je plus câline avec les filles, plus joueuse avec les garçons ? Mon attitude, et plus largement celle des adultes éducateurs, conditionne-t-elle les tout-petits dans un rôle pré-établi ? Ce questionnement est important afin que l’égalité entre fille et garçon soit une réalité et non un sujet de débat pour les futures générations.
Sophie Collard : C’est un programme de formation que l’association Artemisia propose aux professionnels de la petite enfance pour les sensibiliser à la question de l’égalité filles-garçons. Il implique l’ensemble du personnel de la crèche et, comme il s’étale sur deux années, il lui permet de vraiment s’impliquer dans le projet. Dans un premier temps, nous venons observer – avec nos yeux de sociologues – ce qu’il se passe dans la crèche, à différents moments de la journée. Nous consignons les interactions verbales et gestuelles entre les adultes et les enfants, et entre le personnel et les parents. Nous repérons ce qui (dans l’organisation de la crèche, le choix des jouets, des livres, le comportement des adultes, etc.) peut générer des inégalités ou véhiculer des stéréotypes de sexe. Cette étape dure 40 heures et nous permet, ensuite, de travailler à partir de données spécifiques à l’établissement. Nous prenons un temps pour les restituer au personnel de la crèche, ce qui nous donne l’occasion d’échanger et de penser ensemble à des solutions adaptées.
Spécialisée dans la promotion de l’égalité des sexes, l’association Artemisia réalise des missions d’études et propose des formations, depuis 1998. Elle analyse les pratiques des professionnels (dans les domaines de l’éducation, des loisirs, de la culture, de la famille, de la santé, etc.), pour ensuite les sensibiliser aux inégalités femmes-hommes existant au sein de leur structure et inventer, avec eux, de nouvelles pratiques.
Que constatez-vous durant ces temps d’observation ?
S.C. : Sur la dizaine de crèches étudiées, nous avons toujours constaté que, sans en avoir conscience, le personnel accompagnait différemment filles et garçons. Cela s’explique en partie par le fait que, dès leur naissance, les enfants intériorisent des stéréotypes de sexe (transmis par la famille, les médias, les catalogues de jouets, etc.) et qu’ils ont donc déjà des comportements différenciés à leur arrivée en crèche. Ainsi, comme les petits garçons sont en général plus bruyants et plus actifs, les adultes les réprimandent davantage et les encouragent moins à exprimer leurs émotions. Les petites filles, souvent plus disciplinées, occupent une place moins centrale et n’accaparent pas autant l’attention des adultes, ce qui ne les incite pas à avoir confiance en elles, ni à prendre la parole. Nous avons également observé que les éducatrices et les éducateurs participent à la transmission des stéréotypes : par exemple, ils peuvent surnommer les garçons « mon grand » alors qu’ils appellent les filles plus facilement « ma belle » ou « ma poupée ». Les albums jeunesse qu’ils lisent aux enfants présentent parfois des clichés, avec des personnages féminins secondaires, moins dans l’action que les héros masculins,et représentés en plus petit dans les illustrations. Par ailleurs, le personnel de crèche a aussi tendance à proposer des jeux différents aux enfants : ballons et jeux de construction pour les garçons, poupées et dînette pour les filles. Or, cela ne mobilise pas les mêmes compétences ! Les garçons travaillent leur motricité globale et leur esprit mathématique, alors que les filles développent plutôt leur intelligence socio-affective et leur motricité fine.
Comment remédier à ces problèmes ?
S.C. : Avec« Égalicrèche », nous aidons le personnel de crèche à prendre conscience de ces inégalités, ce qui est déjà un bon début ! Ensuite, nous réfléchissons avec tous les intervenants aux nouvelles pratiques qu’ils pourraient mettre en œuvre pour favoriser l’égalité filles-garçons au sein de l’établissement. Par exemple, on peut les inviter à prendre du recul sur les albums qu’ils lisent aux enfants et leur proposer de compléter leur bibliothèque avec d’autres livres mettant les personnages féminins plus en valeur. Le but est de pouvoir proposer aux enfants plusieurs modèles de filles et de garçons. Dans cette même optique, nous avons créé, avec l’une des crèches, un Memory géant avec des photos de papas et de mamans réalisant différentes actions (changer une roue, faire un gâteau, etc.). Cet outil pédagogique montre aux tout-petits que chaque activité peut être réalisée par un homme ou une femme. On peut également travailler sur l’aménagement de l’espace dans la crèche, pour encourager la mixité des jeux. À la place des différents « coins » séparés, on crée des « mini-villes », c’est-à-dire des espaces où les jeux symboliques dits « de filles » et « de garçons » sont mélangés (il y a un « restaurant », une « crèche », un« garage », une « bibliothèque »…). Ainsi, tous les enfants peuvent avoir plus facilement accès à tous les jeux, même ceux dont ils n’ont pas l’habitude.
Pourquoi faut-il agir dès la crèche ?
S.C. : Parce que les premières années de vie sont essentielles dans le développement des enfants.La neuroscience montre qu’à la naissance filles et garçons ont le même potentiel. Les différences de comportement et de compétences sont entièrement liées aux apprentissages et à l’éducation. Il est donc important de libérer les enfants des stéréotypes de sexe et d’ouvrir leur champ des possibles dès le plus jeune âge, afin qu’ils puissent développer toutes leurs capacités et leur créativité. Il en va de leur épanouissement actuel… et futur ! Pour l’instant, nous n’avons pas encore assez de recul pour connaître l’impact du programme « Égalicrèche » sur les enfants, dans leur vie future. Ceci dit, en Suède, des programmes d’égalité filles-garçons à la crèche ont été mis en place dès les années 90 et une enquête a montré que les tout-petits en ayant bénéficié faisaient, à 16 ans, des choix d’orientation scolaire plus variés. C’est très encourageant !
Sophie Collard est coordinatrice et chargée de mission à Artemisia. Sociologue de formation, elle anime le programme « Égalicrèche », qu’elle a créé en 2013 avec le soutien de la mairie de Toulouse. Dans ce cadre, elle accompagne des professionnels de la petite enfance dans la mise en œuvre d’une pédagogie sans inégalités ni stéréotypes de sexe, afin de favoriser l’épanouissement de chaque enfant.
Dossier réalisé par Élise Rengot
Illustration : © Laurent Simon