« Maman ! Tu as oublié de mettre une assiette pour Victor ! »
Mais qui est ce Victor ? Vous avez beau recompter, vous en êtes certains : vous avez deux enfants et pas trois ! Alors, qui est cet invité un peu particulier que votre enfant imagine à ses côtés ?
Harry Ifergan, psychologue et psychanalyste, nous éclaire sur ces fameux amis imaginaires.
Quel type d’enfant s’invente un ami imaginaire ?
Harry Ifergan : Ce phénomène apparaît chez les enfants uniques qui se sentent isolés. Quand ils ont des frères et sœurs, les enfants qui s’inventent un ami imaginaire veulent s’éloigner des autres membres de la fratrie, qu’ils soient plus grands ou plus petits. L’ami imaginaire est un frère ou une sœur idéalisés, souvent là pour faire face à la jalousie ou à la concurrence. Parfois, cela peut aussi être dû au fait que l’aîné est agacé d’être trop souvent imité, par exemple dans ses activités ou son comportement. Le benjamin se tourne alors vers quelqu’un d’autre d’encore plus grand, d’encore plus fort, qui, lui, acceptera tout.
À quel besoin répond l’ami imaginaire ?
H. I. : Entre l’âge de 8-9 mois à un an, le bébé met son « narcissisme primaire » à l’épreuve, c’est-à-dire qu’il mobilise les ressources qu’il a en lui pour supporter l’éloignement de ses parents, l’attente du biberon qui ne vient pas, etc. Bien plus tard, vers l’âge de 7-8 ans, c’est le « narcissisme secondaire » de l’enfant qui entre en jeu, autrement dit l’apprentissage de la confiance en soi. Certains enfants arrivent jusqu’à cette étape, seuls. D’autres y réussissent par le biais d’un professeur qui fait un compliment, un parent, un frère ou une sœur qui exprime sa fierté. D’autres enfin auront besoin d’un ami imaginaire pour évoluer. Cette construction de l’imaginaire vient donc pallier ce narcissisme incomplet, un peu comme une béquille. Et cela peut prendre un certain temps.
Est-ce inquiétant ?
H. I. : Les parents sont en général assez déroutés par cet ami invisible qui parle, qui fait des bêtises, pour lequel il faut mettre un couvert à table, à qui il faut faire une place dans la voiture… Mais, dans la mesure où les amis imaginaires sont assez répandus chez les enfants, il n’y a pas tant lieu de s’inquiéter. Ils viennent souvent signifier un manque, puis disparaissent après quelques mois. En revanche, si cela perdure plus de deux ou trois ans sans discontinuer et que cela restreint la sociabilité de l’enfant, qu’il a moins besoin des autres pour communiquer ou jouer, on peut envisager de consulter un psychologue.
Comment réagir face cet ami imaginaire ?
H. I. : Je déconseille d’entrer dans le jeu de l’enfant. On doit respecter sa construction mentale, mais sans y adhérer. Un peu comme dans le cas de l’enfant qui a peur du monstre sous le lit : se baisser pour vérifier revient à admettre l’existence dudit monstre. Il faut donc banaliser l’ami imaginaire, éviter de prononcer son prénom et clairement exprimer le fait qu’il n’existe pas. De cette façon, on signifie à son enfant que l’on a repéré son manque « symbolique ». Car, à l’inverse, accepter cet ami, reviendrait à sous-entendre que son enfant a fini de se construire, alors que ce n’est, bien sûr, pas encore le cas. Le rôle des parents consisterait plutôt à aider leur enfant à remplir les manques essentiels à sa construction. Je préconise donc de passer du temps avec cet enfant, d’instituer des moments rituels uniquement avec lui, lui montrer qu’il est important et lui restituer toute la fierté qu’on ressent pour lui et qui l’aidera tant. Autre petite astuce : les animaux domestiques. Rendre l’enfant responsable d’un poisson ou d’une tortue, c’est faire en sorte qu’un être plus vulnérable dépende de lui, à l’image de lui-même qui dépend de ses parents. L’inversion des rôles participe grandement à sa construction et peut aider à « oublier » cet ami imaginaire.
Propos recueillis par Delphine Soury
Harry Ifergan est l’auteur de Mieux comprendre votre enfant, Marabout, coll. « Family », 7,99 €.