Qu’est-ce que l’empathie ?
L’empathie est un ensemble de compétences, à l’origine de notre aptitude à communiquer, à écouter l’autre et à comprendre son point de vue, même si on ne le partage pas. Selon les neuroscientifiques, elle se construit avant tout durant l’enfance, et se divise en quatre phases distinctes. Ensemble, elles constituent la base des compétences psychosociales.
Quelles sont ces quatre phases ?
La première est l’empathie affective, qui se manifeste autour de 8 mois. Le bébé est alors en mesure d’identifier et de mimer les états émotifs de la personne qui s’occupe de lui, tels que le plaisir, la colère, la tristesse, etc. Puis, vers 2 ans, le souci de l’autre apparaît, avant que l’empathie cognitive n’intervienne autour de 3 ans. Cette phase, plus froide et intellectuelle que l’empathie affective, permet au tout-petit de comprendre que l’autre vit des expériences différentes des siennes, et n’a donc pas la même représentation du monde que lui. Enfin, à partir de 8-9 ans, viennent la régulation émotionnelle et la capacité d’adopter intentionnellement le point de vue d’autrui. Cette compétence en particulier est cultivée par l’éducation, car il n’est pas évident ni inné de se mettre intellectuellement et émotionnellement à la place de quelqu’un d’autre. Même si, dans l’ensemble, les quatre compétences doivent être accompagnées pour être bien acquises.
Est-ce la raison pour laquelle l’Éducation nationale a décidé de développer l’empathie à l’école ?
Oui… Pour qu’ils soient bien assimilés, il est important d’encourager les enfants à adopter ces comportements prosociaux à la maison comme à l’école. D’autant que le harcèlement scolaire augmente considérablement, puisqu’un jeune sur cinq en semble victime aujourd’hui. Or, les idées répressives face à la violence montrent des limites, et nous voyons bien qu’il ne suffit pas de punir pour y mettre un terme… Il faut l’anticiper et s’y opposer. Pour le dire plus simplement, mieux vaut prévenir que guérir ! Dans cette optique, il est intéressant de développer l’empathie chez les enfants, afin de recréer du lien, de leur donner les moyens de résoudre les conflits sans agressivité, et de lutter contre le biais de familiarité.
Qu’est-ce que le biais de familiarité ?
C’est le fait de réserver notre empathie aux personnes qui nous sont proches. Partager des opinions politiques, une couleur de peau ou une religion favorise l’empathie… Hélas, l’inverse est tout aussi vrai, la différence l’inhibe. L’école laïque étant un lieu de mixité sociale et culturelle considérable, il est donc important de développer l’empathie dans ce lieu, de façon à contrecarrer ce biais de familiarité.
Mais l’empathie s’enseigne-t-elle vraiment ?
Non… et la formule « enseigner l’empathie » peut porter à confusion. L’empathie n’obéit pas à la logique d’un cours magistral auquel les élèves assisteraient. Elle s’éprouve, se construit, et s’apprend à travers des activités partagées dans lesquelles chacun est invité à parler librement dans le respect d’autrui. Les enseignants sont donc encouragés à développer, dans leur classe, une autre forme de transmission des connaissances, moins verticale, en valorisant la création d’un climat scolaire serein. C’est en tout cas ce que j’ai cherché à introduire dans les écoles avec le jeu des trois figures.
Qu’est-ce que le jeu des trois figures ?
C’est une activité de prévention de la violence et du harcèlement scolaire que j’ai mise en place en 2006, d’abord en maternelle, puis en primaire. Chaque semaine, pendant quarante-cinq minutes, les enfants sont invités à construire un scénario, qu’ils vont ensuite jouer, comme au théâtre. Pour éviter qu’ils ne fassent référence à leur situation scolaire ou familiale, ils partent d’images qu’ils ont vues, à la télévision ou sur un panneau publicitaire, par exemple. L’enseignant les encourage ensuite à imaginer une saynète, souvent composée de trois rôles. C’est d’ailleurs de là que le jeu des trois figures tire son nom. On retrouve souvent un agresseur, une victime et un tiers, ce dernier pouvant être un témoin, redresseur de torts ou sauveur. Puis les volontaires interprètent alternativement tous les rôles et expérimentent les différents points de vue, avant de discuter entre eux de ce qu’ils viennent de jouer. Chacun est invité à s’exprimer et à dire ce qu’il pense et ce qu’il ressent sans craindre de susciter une désapprobation de l’enseignant ou des camarades. En collège et au lycée, le protocole est un peu différent et nous partons de textes de théâtre, de la littérature.
L’empathie seule suffit-elle à limiter les violences ?
Non, il ne suffit pas d’être empathique, il faut aussi avoir le courage d’intervenir. Et c’est bien la principale difficulté ! Si un enfant voit un copain se faire harceler et qu’il se sent triste, il ne doit pas s’en contenter, mais trouver le courage de prévenir l’enseignant ou de demander à l’agresseur d’arrêter. Pour cela, il est indispensable de donner aux élèves des clés de langage et de leur apprendre les bons comportements à adopter. C’est pourquoi, dans la construction des scénarios du jeu des trois figures, nous insistons sur l’association émotion-action-parole. Pour que les élèves comprennent qu’à chaque fois qu’ils éprouvent un sentiment, il y a forcément quelque chose à dire ou à faire. Et il suffit que quelques élèves seulement dénoncent le harcèlement pour que toute la dynamique de classe soit modifiée.
C’est-à-dire ?
Eh bien, si un enfant qui jusque-là était harcelé sans jamais s’en plaindre se met tout à coup à protester et déclare « je vais le dire » ou « tu me fais mal » à son persécuteur, alors tous les rôles sont bousculés. L’agresseur ne peut plus agresser librement, les témoins sont obligés d’agir, car ils n’ont plus à se demander si la victime est vraiment malmenée ou si elle est complice, et les autres victimes ont un modèle à suivre. C’est un cercle vertueux, et la raison pour laquelle, dans le cadre du jeu des trois figures, nous ne visons pas un changement individuel, mais un nouveau climat de classe, un changement groupal.
Les enseignants sont-ils formés pour animer cette activité ?
Bien sûr, les enseignants bénéficient d’une formation d’un an. Ils se réunissent une fois par trimestre en petits groupes avec un formateur pour pratiquer eux-mêmes le jeu des trois figures, et bénéficient d’un suivi hebdomadaire sur une plateforme qui leur permet d’interagir et de parler ensemble de leur pratique. De cette façon, les professeurs apprennent à coopérer, et je pense qu’il est essentiel pour eux d’expérimenter une telle dynamique de groupe afin de pouvoir faire confiance aux capacités collaboratives de leurs élèves.
Pour en savoir plus, retrouvez l’ouvrage L’empathie de Serge Tisseron, paru en janvier 2004 aux Presses Universitaires de France, dans la collection « Que sais-je ? », ou rendez-vous sur : https://3figures.org/
Dossier réalisé par Marie Greco.