Qui a eu cette idée folle un jour d’inventer l’école maternelle ? Une femme, trop peu connue et à qui il serait temps de rendre honneur ! Pauline Kergomard a révolutionné l’éducation des tout-petits, considérant les enfants comme des personnes à part entière ayant leurs propres besoins et personnalités (ce qui, à l’époque, n’est pas une évidence). Portrait de cette pionnière qui a eu un impact considérable sur l’enseignement français.

Une jeunesse studieuse et engagée

Pauline Kergomard (née Pauline Reclus) voit le jour en 1838 à Bordeaux, dans une famille protestante et sensible aux idées républicaines. Après le décès de sa mère, elle est envoyée à 13 ans chez son oncle et poursuit ses études dans la classe de sa tante, alors directrice d’école. À 18 ans, elle décroche brillamment le brevet supérieur et devient institutrice, mais, fidèle aux idées politiques de sa famille, elle refuse de prêter serment à l’empereur Napoléon III et d’enseigner dans les écoles publiques. Elle ne donnera donc que des leçons privées pour les enfants des familles protestantes bordelaises, avant de s’installer à Paris en 1861, où elle côtoie les milieux anarchistes et républicains Quelques années plus tard, Pauline devient directrice d’une école privée de la capitale, et publie en parallèle ses premiers textes, dans lesquels elle conteste les méthodes pédagogiques de son époque. C’est aussi à ce moment-là qu’elle s’intéresse plus précisément à la petite enfance et se questionne sur l’intérêt des salles d’asile…

Berceau de l’école maternelle 

Dans la première moitié du XIXe siècle, la loi oblige les communes à créer des « salles d’asile » pour les enfants des classes populaires de 2 à 6 ans. Principalement financées par les grands patrons, ces garderies permettent aux mères de famille de travailler sans avoir à laisser leurs tout-petits dans la rue ou seuls à la maison. Loin des intentions pédagogiques et laïques des écoles maternelles, ces asiles, bien souvent gérés par des religieuses, ont pour seul objectif d’inculquer les valeurs morales et religieuses aux enfants issus des milieux défavorisés. Dans ces salles qui accueillent jusqu’à cent cinquante « élèves », un seul mot d’ordre règne : la discipline. Sagement alignés sur des gradins, les enfants obéissent aux bruits des claquoirs qu’utilisent les « institutrices » pour les faire asseoir, lever ou encore taire… Une manière bien commode de donner des ordres sans même faire usage de la parole !
Mais il n’est bientôt plus possible, pour les pédagogues de l’époque, de se contenter de garder ces enfants sans leur dispenser d’enseignement approprié. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Pauline Kergomard est nommée, en 1879, déléguée générale de l’inspection des salles d’asile. Une nouvelle fonction qui conduit la Bordelaise à veiller au bon fonctionnement de ces établissements et à les transformer en lieux d’éducation adaptés aux tout-petits.

© Sale d’asile Cochin, vers 1937, reproduction photographique, Musée National de l’éducation.

Vers une pédagogie moderne

Pour l’inspectrice générale, un changement de méthode s’impose : il est hors de question que les salles d’asile conservent leur aspect de garderie militarisée. Elle lutte donc pour en faire des établissements d’éducation, où l’enfant pourrait s’épanouir librement. En 1880, sous l’impulsion du ministère de Jules Ferry, elle renomme les salles d’asile « écoles maternelles ». Celles-ci ont, comme leur nom l’indique, pour mission d’accompagner les enfants avec la douceur et la bienveillance d’une mère. Attention, toutefois, Pauline Kergomard insiste sur le fait qu’elle « n’est pas une école au sens ordinaire du mot ». L’apprentissage par cœur ou les longues leçons qui laissent le tout-petit inactif n’ont aucun intérêt. Or, selon elle, « beaucoup d’institutrices, selon la vieille méthode, trouvent plus simple de farcir de mots la tête des enfants* ». Pour l’inspectrice, il est contre-productif, si ce n’est absurde, de traiter les tout-petits « en matière scolaire ». C’est pourquoi elle s’éloigne des apprentissages dispensés à l’école élémentaire (devenue primaire) pour se rapprocher d’une pédagogie basée sur le jeu libre, les activités artistiques et les pratiques sportives, essentielles au bon développement de l’enfant. Elle s’inspire des travaux de pédagogues tels que Fröbel et Pestalozzi, et soutient qu’il est important de stimuler la curiosité des tout-petits et de les encourager à explorer leur environnement pour les éveiller. « La leçon que l’enfant a provoquée est, pour lui, la meilleure ; essayons de la lui faire provoquer. En tout cas, amenons-le à la désirer. Rien de plus facile à l’école. Si, en effet, l’école maternelle est ce que nous la rêvons, si l’enfant a été autorisé à y apporter le matin l’objet qui l’intéresse, s’il est libre de ses mouvements au lieu d’être assis, s’il est dans le jardin au lieu d’être dans le préau, et, par conséquent, dans des conditions favorables aux découvertes, la directrice doit s’attendre à une infinité de questions*. »

Militante laïque et féministe

Pauline Kergomard dénonce avec ferveur l’éducation religieuse, notamment des petites filles qui, très tôt, apprennent que les femmes doivent être humbles et modestes, carelles sont la cause du péché originel. Dès la petite enfance, on inculque donc aux fillettes à ne pas regarder l’autre sexe dans les yeux et à ne jamais jouer ou simplement parler avec lui. L’inspectrice s’oppose à ces enseignements et déplore la séparation des filles et des garçons à l’école, défendant au contraire les intérêts d’une école mixte et égalitaire. Elle émet l’hypothèse que si les femmes sont « timides sur le terrain des idées », c’est parce que « c’est un domaine qu’il leur a été longtemps interdit d’explorer ; leur timidité (étant) la conséquence de l’éducation qu’elles ont reçue, et qui est en opposition absolue avec les principes égalitaires ». Résolument moderne et en avance sur son temps, celle que le journal La Lanterne surnomme « la sainte laïque » reste ferme sur ses positions et impose aux institutrices et directrices de maternelle de « parler et agir, non pas comme ayant sous (leur) direction des garçons et des filles, mais simplement des enfants* ». Pour elle, aucune distinction entre les sexes ne doit être faite aussi bien dans les enseignements que dans les valeurs inculquées, trop souvent stéréotypées. « C’est à l’école maternelle que l’éducation commet ses premières fautes. Si un petit garçon se montre poltron, curieux, bavard, la maîtresse, imbue des préjugés (…) et oubliant qu’elle va semer dans l’âme de son élève un germe de déconsidération contre elle-même, lui dit d’un air dédaigneux : — Tu veux donc que l’on te prenne pour une petite fille ?  Si une petite fille est bruyante ou brutale, si elle laisse échapper une expression grossière (…) : — Fi donc ! on t’enverra avec les garçons si tu continues !* ». Son combat pour l’égalité passe donc par celui contre les clichés, mais ne s’arrête pas là.

Une éducation pour tous, au-delà de l’école maternelle

Avant que l’inspectrice n’y intervienne, les salles d’asile excluaient également toute mixité sociale, n’accueillant que les enfants de parents pauvres. Aussi Pauline Kergomard a-t-elle fait en sorte que toutes les catégories sociales puissent au contraire s’y côtoyer, contournant ainsi cette autre facette des inégalités scolaires dans les lieux d’apprentissage.

D’ailleurs, si les grandes réformes de Jules Ferry (entre 1881 et 1882) sous la IIe République rendent l’école gratuite, laïque et obligatoire jusqu’à 13 ans, il s’intéresse peu au sort des élèves qui voudraient continuer leurs études au-delà de cet âge. Bien qu’il se revendique fervent défenseur de l’égalité scolaire, conserver le caractère payant des classes élémentaires qui permettent d’accéder au baccalauréat est totalement antidémocratique, pour Pauline Kergomard. Elle y voit plutôt un système à deux voies, l’une réservée aux enfants du peuple qui, faute de moyens, ne pourront accéder à de longues études, et l’autre réservée aux enfants de la bourgeoisie alors promis à un avenir plus radieux.

En conclusion…

Pauline Kergomard a donc grandement œuvré à la modernisation et l’humanisation de l’éducation, ce qui lui vaut d’être décorée, en 1910, de la Légion d’honneur. Aujourd’hui, si son rôle est encore méconnu, ses actes ne sont pas tout à fait oubliés… Plus d’une centaine d’écoles maternelles sur l’ensemble de l’Hexagone portent le nom de celle qui a su défendre et prendre en compte les intérêts des jeunes enfants.

(*L’Éducation maternelle dans l’école, 1886.)

Texte écrit par Marie Greco