On imagine souvent la bibliothèque de nos enfants remplie de classiques aux qualités littéraires indéniables, de nouveautés triées sur le volet, de livres intelligents. Et puis arrivent d’autres livres… avec des paillettes, des licornes ou à puces très sonores ! Leur bibliothèque n’est souvent pas celle de nos rêves mais elle ressemble à ce qu’ils souhaitent, eux. Peu importe le livre, du moment qu’ils aiment lire. Cet amour du livre, Dominique Rateau le partage depuis des années auprès des enfants. Rencontre avec une passionnée…

Les bébés s’intéressent-ils réellement aux livres ?

Dominique Rateau : Au sein de l’agence « Quand les livres relient », nous pensons que tous les enfants, quel que soit leur milieu social, s’intéressent aux livres et aux histoires. Cela dit, certains moments de lecture ne correspondent pas à la disponibilité psychique des enfants. Mais nous avons tous besoin de récits, et de comprendre le monde qui nous entoure. Et particulièrement les bébés, qui viennent de quitter un univers, celui du ventre maternel. Si cela ne passe pas par les livres, ce n’est pas grave. Mais il faut sensibiliser les parents : cela ne passera pas par la télévision et les écrans

On préconise de lire des histoires le plus tôt possible. Que perçoivent les tout-petits ?

Importance de la lecture Toupie MagazineD. R. : Chaque enfant est singulier. On ne peut pas savoir ce qu’il perçoit d’un moment de lecture. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire que « lire, c’est bien », mais on ne se pose pas assez la question « qu’est-ce que ça signifie, lire, pour moi, pour vous, pour mon voisin ? ». Or, chaque expérience de lecture est singulière, ainsi que ses effets. Durant 40 ans, j’ai participé à des ateliers de lecture partagée auprès d’enfants : ils entrent dans une histoire différemment des adultes. Dès la naissance, cela peut passer tout simplement par les images. Peut-être même qu’une seule, au début, puis, deux, puis le son de notre voix, etc. Ils perçoivent avant tout un intérêt. Et, dès qu’ils commenceront à parler, ils diront « encore »…


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Que signifie justement cette envie de relire un livre ?

D. R. : Mon hypothèse est que les enfants cherchent toujours à mettre du sens sur les choses. Ils entrent dans un livre par à-coups : grâce à notre voix, qui donne un sens, notre intonation qui s’adapte à l’histoire. Sur une page, ils auront vu un détail, qui nous aura échappé. C’est un peu comme une spirale : tant qu’ils n’ont pas fait le tour de toutes les entrées possibles, ils le redemanderont encore. Ce n’est pas parce qu’on a lu le livre une fois qu’on a « tout lu », pour eux. De plus, il est important de leur permettre de choisir le livre dont on va partager la lecture.

Quel est l’intérêt des livres sans texte ?

D. R. : Depuis longtemps, je partage Trois chats, un ouvrage tout-en-images d’Anne Brouillard, sans dire un mot. Les réactions qu’il déclenche m’ont amenée à tirer la conclusion suivante : la lecture se déroule toujours dans nos têtes et ne se résume pas seulement à l’articulation de mots à voix haute. La lecture, c’est quoi au juste ? C’est ce qu’un livre déclenche en chacun de nous. Ces auteurs de talent qui n’utilisent pas de mots articulés font le choix de s’adresser à une autre part de nous-mêmes. Tourner simplement les pages de ces albums avec son enfant contre soi, c’est aussi une forme de lecture qui permet de faire un tour de ses émotions. Si l’enfant nous questionne, on peut lui répondre. Mais ce ne sont pas des livres pour faire « parler » les enfants. Quand quelqu’un parle, on sait très vite s’il parle pour lui ou pour créer du lien.


Pourquoi on en parle ?

Parce que, du 30 juin au 25 juillet, aura lieu la grande fête du livre jeunesse, Partir en livre, autour du thème « Mer et merveilles ». Cette opération consiste à mieux faire connaître les initiatives en faveur du livre et de la lecture pour les enfants en France métropolitaine, en outre-mer, mais aussi en Europe. Bibliobus itinérant, ateliers de création, concours d’oralité, expositions, lectures partagées : des passionnés du livre partageront leurs connaissances. www.partir-en-livre.fr


S’il n’y avait qu’un seul livre pour vous, ce serait…

D. R. : Quand Papa était loin, de Maurice Sendak a une grande importance pour moi, sans que j’arrive à formuler pourquoi. Certains penseront que ce n’est pas un livre pour les petits, mais je crois le contraire car il y est question des bébés. Je ne crois pas aux indications d’âge sur les livres. Cela a du sens pour le marketing, mais pas dans une relation de lecteurs. Pourquoi lire avec des enfants, alors ? Pour rien et pour tout ce que cela apporte…

Existe-t-il des livres qui n’apportent « rien » ?

Importance de la lecture Toupie MagazineD. R. : En France, le livre jeunesse est un marché très important dans le secteur de l’édition. Or, au milieu de toute cette offre, il y a beaucoup de livres insipides et sans saveur. Tirés de dessins animés, ils peuvent être interdits à l’école, en bibliothèque. Ces livres ne sont pas néfastes en eux-mêmes. Lus à voix haute, on se rend compte qu’ils n’utilisent pas toujours une « belle langue », etc. Mais ils font partie de la culture des enfants. Leur seul danger est de conforter les adultes dans la pensée que le livre pour les enfants n’est pas intéressant et donc que la lecture pour les petits n’est pas importante. Et que les choses « sérieuses » concernant la lecture commencent au CP. Je trouve ça très injuste car, dès sa naissance, un enfant est au travail autour de la compréhension du monde, du langage, des mots, etc. Cette pensée laisse énormément d’enfants sur le bord de la route…

Comment amener son enfant au plaisir de la lecture, si on n’est pas lecteur soi-même ?

D. R. : Comme souvent, il ne faut pas se forcer. Les enfants sentent vite quand un parent n’est pas à ce qu’il fait, ou préfère faire un autre type d’activité. Attention, également, à ne pas « catégoriser » un enfant, en disant « il ne s’intéresse pas aux livres ». Si on vous pose la question, répondez que vous ne savez pas… Car, au cours de sa vie, il rencontrera peut-être quelqu’un qui l’amènera à lire. Un moment de lecture est un partage et il doit rester léger : c’est une rencontre entre deux lecteurs ou futurs lecteurs !

Propos recueillis par Isabelle Pouyllau


Dominique Rateau est orthophoniste, thérapeute du langage, de formation. Elle est membre du collège de la revue Spirale (éd. Érès), rubrique « Des livres et des bébés ». Elle est présidente de l’agence « Quand les livres relient ».


Illustration : Laurent Simon. Photos : Adobe Stock.