Depuis quelques semaines à peine, nos enfants ont commencé à retourner en crèches, dans les haltes-garderies, ou à l’école pour les plus grands. Durant deux mois, confinement oblige, ils n’ont eu que peu, voire pas, de lien avec l’extérieur. À la rédaction de Picoti, nous voulions depuis longtemps aborder la question du rapport des enfants à la nature. Ou, plus exactement, l’appauvrissement du lien des enfants vivant en zone urbaine avec les milieux naturels. Sans imaginer une seconde qu’une telle coupure avec « le dehors » pouvait être possible. La psychomotricienne Anne Even nous éclaire…
Dans votre pratique, la question de l’éveil à la nature s’est imposée ces dernières années.
Anne Even : Oui, de très nombreux enfants ne sortent pas, avec leurs parents, en dehors de sorties pressées, avec un objectif, comme faire des courses, par exemple. Se promener, tout simplement, devient de plus en plus rare. Déjà parce qu’il y a de moins en moins de lieux pour ça, dans le milieu urbain. Bien sûr, il y a des parcs, que les parents préfèrent parce que c’est bordé, sécurisé. Pendant 10 ans, dans le cadre de mes interventions en PMI, j’ai proposé à des familles, des promenades dans des entités naturelles, le plus souvent le long d’un canal ou d’une rivière. Donc des endroits avec une réalité de danger…
C’est-à-dire ?
A.E. : Un chemin qui serpente, de l’eau, avec des montées, des cailloux, propose une variabilité très intéressante pour le développement moteur et psychique des moins de 3ans. L’intérêt d’aller dans la nature, c’est que cela nous confronte à la réalité. Il n’y a pas cette répétition d’activités, comme au parc où l’enfant va s’amuser dix fois sur le même toboggan. Lors d’une promenade, on ne fait jamais la même chose : on avance. Les moins de 3 ans sont des archéologues, des chercheurs : ils ont besoin d’expérimenter. À nous de les aider pour qu’ils ne se mettent pas en danger.
Lors d’une promenade, on ne fait jamais la même chose : on avance. Les moins de 3 ans sont des archéologues, des chercheurs : ils ont besoin d’expérimenter.
Anne Even, psychomotricienne
Comment accompagne-t-on des parents, parfois anxieux, vers cette nécessité de nature ?
A.E. : Les parents ont plusieurs peurs. Celle que l’enfant n’écoute pas, qu’il se fasse mal. Il y a la peur des animaux, des salissures. Si on lui met des barrières partout, l’enfant ne peut pas se rendre compte des dangers, car ce sont justement ces barrières qui vont servir d’arrêt, pas lui ! Je guide les parents pour laisser l’enfant s’approcher du danger, tout en étant en mesure physiquement de le protéger. Souvent, je dis: « Vous allez voir, en s’approchant il va se rendre compte que c’est pentu et il va s’arrêter. » Je préconise de dire « Reviens vers nous », plutôt que « Arrête-toi », etc. C’est un travail de dentelle.
On a aussi l’impression que « se salir » freine beaucoup d’adultes…
A.E. : Je me souviens de la réflexion d’une éducatrice lors d’une intervention dans une crèche : j’avais mis un escabeau pour faire des jeux d’eau et les enfants montaient dessus avec leurs récipients. « J’avais complètement oublié ce que c’est, un enfant qui fait attention », me disait-elle. Aujourd’hui, on ne donne pas assez aux tout-petits la possibilité de faire attention par eux-mêmes. Or, c’est le cadre, l’explication, qui aident à cela. Les endroits où l’on accueille aujourd’hui les enfants, sont devenus totalement aseptisés : il y a des revêtements partout, il n’y a plus de terre à gratter. C’est de la fausse herbe, du faux sable, tout est désinfecté ! Il n’y a plus d’occasion de se salir et on s’en est déshabitué. Il faudrait réfléchir à l’environnement que l’on propose aux enfants aujourd’hui, comme cela est fait en Allemagne, avec des crèches plus ancrées dans la nature.
Y a-t-il une prise de conscience de ce problème aujourd’hui ?
A.E. : À Paris, par exemple, certaines cours d’école bitumées sont détruites pour remettre de l’herbe et des arbres. Mais cela est fait dans un souci thermique et écologique : cela devient très difficile, en effet, en période de canicule, de mettre les enfants en récréation, tellement il fait chaud dans la cour.
Tout le matériel des crèches ou des parcs est à dimension des enfants, par exemple. Tout est arrondi, mou, léger. Alors que dans la nature, c’est tout le contraire : il y a du dur, du piquant. Or c’est incroyable de voir que les enfants se comportent différemment dans l’un et dans l’autre. Plus paisibles dans l’espace naturel, ils cherchent des bouts de bois, se courent après. Alors que dans l’espace « stérile », ils ont besoin de matériel – qui coûte cher – comme des trottinettes, des jouets… Je ne dis pas qu’il n’en faut pas un peu, mais cela demande réflexion…
Si on comprend l’intérêt physique de se balader dans la nature, quelle est sa nécessité psychique ?
A.E. : Cela permet d’appréhender quelque chose d’abstrait et de linéaire : le temps. Le temps d’un changement de saison, par exemple. Mais cela favorise aussi l’observation, et donc la concentration : or, les enfants, naturellement, sont de grands observateurs. Ce sont toujours eux qui vont voir la petite fourmi, le petit caillou. Or, la concentration est l’un des gros problèmes de notre société actuelle. Tout ce qui fait l’éloge de la lenteur favorise la concentration, l’organisation de la pensée… Mais aussi la rêverie, qui permet d’être bien avec soi-même, de ne pas toujours être en quête d’activité ou d’avoir le spleen s’il n’y a rien de prévu.
Un spleen que l’on a appréhendé, d’ailleurs, en période de confinement…
A.E. : C’est le moment de réfléchir à « comment on réinvente », notamment nos zones urbaines. On a trop supprimé la nature de nos villes. Il faut simplement voir la façon dont sont pensés les nouveaux logements aujourd’hui, avec des balcons à même le trottoir : on priorise le rendement. Or si on n’a pas la possibilité de faire l’expérience de la nature, et de la faire très tôt avec les enfants, c’est très difficile d’y retourner ensuite, de les y intéresser. Certains adultes aujourd’hui ont déjà été coupés de ce lien…
Propos recueillis par Isabelle Pouyllau
Anne Even a animé des ateliers de sensori-motricité et d’éveil en plein air, dans l’Hérault, auprès de PMI et de crèches. Artiste, elle a également créé l’atelier Phase, qui valorise et propose des projets entre art, santé et environnement. www.atelierphase.fr
Pour aller plus loin…
– La fête de la Nature a été repoussée, cette année, du 7 au 11 octobre.
– Le site www.nature-en-famille.org donne des outils aux familles pour découvrir et protéger la nature.
– Comment élever un enfant sauvage en ville ?, Scott D. Sampson, Les Arènes.
– Une enfance en liberté, Richard Louv, Leduc Pratique.
Photos du dossier : © unsplash.